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Kivu. Discours du Dr Denis Mukwege à l'UCL, le 2 fév 2014

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Discours du Docteur Denis Mukwege
 
Monsieur le Recteur de l’Université Catholique de Louvain,
Messieurs les Lauréats Docteur Honoris Causa,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Distingués invités,
Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs,

C’est avec beaucoup d’humilité que j’ai accepté de recevoir le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université Catholique de Louvain (UCL), cette prestigieuse institution académique, l’une des premières universités d’Europe, qui rayonne dans le monde entier et en Afrique en particulier.

Le diplôme de Docteur Honoris causa est un grand honneur, un insigne d’honneur.

Mais quel honneur mérite un homme qui n’a fait que tout ce qu’un être humain normal doit faire ?

Quel honneur mérite un homme qui a le sentiment de ne pas avoir fini son combat ?

Trois jours après cette belle et chaleureuse cérémonie, je serai déjà dans mon pays confronté à la cruelle réalité des femmes, des jeunes filles et des bébés victimes de violences sexuelles.

Comme tout être humain, j’aimerais tant me réjouir des honneurs, mais la violence infligée à la femme congolaise, le déshonneur de nos filles, de nos sœurs et de nos mères, dont le corps, matrice de la vie, a été transformé en champs de bataille, nous empêche toute jubilation.

Notre honneur est donc de préserver notre humanité, notre honneur est de préserver la dignité de la femme congolaise et d'ailleurs, de poursuivre notre lutte et notre travail, de tendre la main aux blessés de la vie, et de rester en harmonie avec notre conscience dans une société en perte de repères.

Monsieur le Recteur,

A travers ce diplôme, je vois avant tout un geste de solidarité à l’égard des femmes victimes de violences sexuelles, et j’y entrevois une espérance des lendemains meilleurs.

C’est pourquoi, Monsieur le Recteur Bruno Delvaux, Madame la Professeure Christine Wyns, ma marraine pour cet événement, au nom des femmes victimes de violences sexuelles, je vous suis profondément reconnaissant.

Je vous suis d’autant plus reconnaissant que vous me donnez l’occasion de m’exprimer au sein du monde universitaire, un milieu censé être neutre, objectif et un rempart contre l’obscurantisme.

En effet, l’Université incarne, en amont de la société, ce lieu de réflexion indépendant, ce lieu où l’on débat, ce lieu où l’on aborde objectivement les enjeux tant nationaux qu’internationaux.

En ce qui concerne la République Démocratique du Congo (RDC), beaucoup de mensonges ont été dits ! Les travaux indépendants qui seront effectués dans l’avenir les mettront en lumière. On a laissé libre court aux mensonges qui ont eu raison de tant de vies humaines : des centaines de milliers de femmes violées ; des millions de déplacés et des millions de morts.

Monsieur le Recteur,
La vérité sur ces guerres successives, c’est tout simplement le pillage des ressources naturelles de la RDC.
Il est temps que la vérité soit enfin dite sur la région des Grands Lacs.
Jésus a dit : « Vous connaitrez la vérité et la vérité vous rendra libres. »
Tant que la vérité restera cachée, la région des Grands Lacs sera une poudrière.
Ce que les femmes vivent en RDC constitue un recul des valeurs acquises par l’Evangile et les Lumières.

Au nom de notre humanité commune, ces barbaries doivent être dénoncées avec vigueur. Et là où le monde politique et les institutions manquent de courage pour le faire, l’Université constitue le dernier rempart.

C’est, me semble-t-il, par l’engagement de l’Université à défendre les droits de l’Homme, à dénoncer l’injustice, qu’elle transmet à ses étudiants une volonté d’agir dans la société.

L’Université, par définition et par vocation, doit aussi tendre à l’universel, elle ne peut pas se limiter aux seules préoccupations locales, elle vise l’universel.

C’est dans le même ordre d’idée que le pasteur Martin Luther King a dit :« Une injustice commise quelque part dans le monde est une injustice commise contre chacun de nous. »

Monsieur le Recteur,

Par-dessus tout, l’Université incarne et doit plus que jamais rester ce lieu où l’on prépare les jeunes générations à s’indigner :
  • s’indigner quand la loi du plus fort s’impose comme la norme qui régit les relations entre les peuples;
  • s’indigner quand certaines multinationales, en complicité avec certaines autorités étatiques et locales peu scrupuleuses, s’enrichissent au prix de la destruction de la femme, le pilier de l’économie congolaise ;
  • s’indigner quand un peuple paisible est forcé au déplacement et à l’exil afin de laisser son territoire aux prédateurs armés qui se livrent au pillage de ses ressources minières (coltan et autres) ;
  • s’indigner quand ces appareils électroniques tachés de sang, que nous avons tous dans nos poches, sont vendus librement sur le marché européen et mondial sans que personne ne s’en émeuve vraiment.

Monsieur le Recteur,

La journée est centrée sur le thème “Agir pour la société de demain”. En effet, c’est notre action d’aujourd’hui qui détermine le type de société que nous voulons voir demain.

Depuis 15 ans, nous accueillons à l’Hôpital Général de Référence de Panzi, dans la Province du Sud Kivu, les personnes traumatisées par la guerre, principalement les survivantes de violences sexuelles, et nous avons développé un modèle de prise en charge holistique.

Notre assistance vise à réparer les corps mais aussi les esprits et à restaurer la dignité de nos patients. Les services délivrés par l’Hôpital sont complétés par divers projets qui nous ont amenés à créer la Fondation Panzi, dont l’objet est de combattre toutes les formes de violences sexuelles, d’assurer une assistance holistique aux survivantes et de renforcer les capacités des femmes et leur rôle de leadership.

Nous sommes convaincus que le développement durable viendra des femmes, car comment faire évoluer une société sans donner la parole à la moitié de la population ? Les femmes sont non seulement la colonne vertébrale de la famille, mais aussi de l’économie.

Monsieur le Recteur,

Nous trouvons l’espoir dans le courage et la détermination de ces survivantes qui deviennent des militantes pour les droits humains, des actrices du changement pour la société de demain.

Le dernier pilier de l’assistance holistique que nous facilitons à Panzi est l’accès à la justice pour contribuer aux efforts de lutte contre l’impunité des crimes commis par les auteurs de violences sexuelles, mais aussi pour aider à la reconstruction de l’identité des victimes, obtenir des réparations, et prévenir la non-répétition de la violence.

Pour gérer le passé et envisager le futur, la Fondation Panzi est également engagée dans un plaidoyer pour la mise en œuvre des divers outils de la justice transitionnelle, car nous pensons qu’il n’y aura pas de paix durable sans justice, sans réparation pour les victimes et les communautés affectées par la guerre, sans vérité et réconciliation, sans une véritable réforme du secteur de la sécurité.

Pour agir pour la société de demain au regard de la tragédie humaine que traverse la région des Grands Lacs, il est crucial de mobiliser toutes les énergies et les moyens nécessaires pour non seulement soigner les personnes traumatisées mais aussi éviter que ces traumatismes ne se transmettent de génération en génération. Nous pensons notamment à la nécessité de s’impliquer activement dans la réinsertion sociale des enfants soldats démobilisés ou au besoin de reconnaissance du statut des enfants nés du viol.

Monsieur le Recteur,

Telle est notre action au Sud Kivu pour semer les graines d’un monde plus juste, où le traitement des traumatismes d’hier peut devenir une force pour la société de demain où la femme sera l’égale de l’homme, et participera au progrès pour tous.

Je vous remercie,

Denis Mukwege
 
Le GLA 2000

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