Interprétation de l'article 70 de la Constitution : Faut-il craindre la Cour Constitutionnelle ?
Frédéric BOLA
En République démocratique du Congo, le site Internet de Radio Okapi a publié le 14 avril 2016 une information selon laquelle les "députés de la Majorité présidentielle comptent déposer ce jeudi 14 avril une pétition au bureau de l'Assemblée nationale pour saisir la Cour constitutionnelle en interprétation de l'article 70 de la Constitution relatif à la fin du mandat du chef de l'Etat (1)".
Les députés à l'origine de cette pétition, membres des partis politiques qui soutiennent le président Kabila depuis son élection en 2011, voudraient que "la Cour constitutionnelle dise si le président Kabila peut rester au pouvoir tout le temps nécessaire pour que la CENI organise le scrutin présidentiel(2)". En effet, le président de la Commission nationale électorale indépendante, M. Corneille Nangaa, a invoqué en date du 13 février 2016 "des contraintes techniques qui ne permettent pas à la CENI d'organiser les élections dans le délai, notamment l'opération de révision du fichier électoral qui pourra durer au minimum seize ou dix-sept mois".
Dans un entretien à la Voix de l'Amérique au mois de mars 2016, alors qu'il était en visite à Washington, le président de la CENI, M. Corneille Nangaa, a expliqué qu'il allait "faire une requête à la Cour constitutionnelle pour avoir une petite extension, qui ne sera pas éternelle, limitée dans le temps en tenant compte des exigences", précisant que "cela est arrivé en 2006".
Le président de la CENI a cependant fait une lecture erronée de la Constitution, s'inspirant probablement du malencontreux précédent qui a donné lieu à l'arrêt R.Const.0089/2015 du 8 septembre 2015, lorsque par une requête signée le 29 juillet 2015, le rapporteur de la CENI a saisi la Cour constitutionnelle en interprétation "des dispositions des articles 10 de la loi de programmation n°15/004 du 28 février 2015 déterminant les modalités d'installation de nouvelles provinces et 168 de la loi n° 06/006 du 09 mars 2006 portant organisation des élections présidentielle, législatives, provinciales, urbaines, municipales et locales, telle que modifiée par la loi n° 11/003 du 25 juin 2011 et celle n° 15/001 du 15 février 2015". Le rapporteur de la CENI avait également sollicité, dans une seconde branche, "l'avis de la Cour sur la poursuite du processus électoral tel que planifié par sa décision n° 001/CENI/BUR du 12 février 2015 portant publication du calendrier des élections provinciales, urbaines, municipales et locales de 2015 et des élections présidentielles et législatives de 2016 relativement à l'organisation, dans le délai, des élections provinciales prévues le 25 octobre 2015".
Cette demande en interprétation a donc donné lieu à un arrêt R.Const.0089/2015 qui, du point de vue de tout juriste averti, reste fort étonnant.
En effet, sur la première branche de la demande, s'agissant de l'interprétation des lois précitées, il convient tout d'abord de rappeler qu'aucune disposition de la Constitution ne donne qualité à la CENI de saisir la Cour en vue de solliciter l'interprétation de la Constitution, cette saisine n'étant réservée qu'aux organes exécutifs et législatifs centraux et provinciaux, ainsi qu'il est prévu à l'article 161 de la Constitution. On devait donc s'attendre à ce que la Cour rejette la demande de la CENI et la déclare irrecevable pour défaut de droit d'agir, dès lors que la CENI n'était pas habilitée à la saisir.
Au demeurant, force est de constater que l'arrêt R.Const.0089/2015 de la Cour constitutionnelle ne contient aucune motivation, ni en droit ni en fait, sur la recevabilité de la demande qui lui a été soumise par la CENI, alors que le juge constitutionnel devait relever d'office la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité, conformément à l'article 54 de loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, lequel précise les seules autorités habilitées à introduire devant elle une requête en interprétation de la Constitution.
Par ailleurs, s'agissant de l'interprétation des dispositions de la loi électorale (n° 06/006 du 9 mars 2006) et de la loi installant les nouvelles provinces (n° 15/004 du 28 février 2015), l'article 161 de la Constitution précise que la Cour constitutionnelle interprète uniquement la Constitution. Elle n'a pas de ce fait la compétence d'interpréter les lois. C'est donc, à bon droit, que la Cour s'était déclarée "incompétente pour interpréter les lois comme [l'avait] sollicité la demanderesse en interprétation".
En conséquence, nonobstant le reproche formulé supra sur la recevabilité de la requête, nous sommes d'avis que le motif de l'arrêt R.Const.0089/2015 relatif à l'incompétence de la Cour pour interpréter les lois précitées était suffisant pour conclure définitivement au rejet de la requête de la CENI du 29 juillet 2015.
Au contraire, la Cour "s'était déclarée compétente pour connaître du deuxième chef de la demande et [l'avait] dit partiellement fondé" en ordonnant des mesures provisoires à la CENI et au gouvernement, notamment celui pour le gouvernement "de prendre sans tarder les dispositions transitoires exceptionnelles".
Il convient de relever que cette seconde branche de la requête de la CENI du 29 juillet 2015 pose la question de savoir si la Cour constitutionnelle a une compétence pour donner des avis ou pour se prononcer sur les calendriers électoraux qui sont élaborés par la CENI.
En l'espèce, dans sa requête, la CENI "[avait estimé] se trouver devant un cas de force majeure qui ne lui [permettait] pas d'appliquer son calendrier électoral réaménagé par la décision n° 014/CENI/BUR/15 du 28 juillet 2015 portant organisation de l'élection des Gouverneurs et Vice-gouverneurs des provinces".
A la lecture de la Constitution, seul l'article 76, alinéa 4, attribue une compétence à la Cour constitutionnelle pour se prononcer sur le calendrier électoral de la CENI. En effet, la CENI peut, en cas de force majeure survenue à l'occasion de la convocation de l'élection du nouveau Président de la République pour vacance ou empêchement définitif du Président sortant, saisir la Cour constitutionnelle pour solliciter la prolongation du délai fixé dans le calendrier électoral.
En dehors de l'article 76, alinéa 4, de la Constitution, aucune autre disposition constitutionnelle ni légale ne donne le droit à la CENI de saisir la Cour constitutionnelle en matière de calendrier électoral, de sorte que l'on devait également s'attendre à ce que la Cour, dans son arrêt R.Const.0089/2015, rejette la demande de la CENI et la déclare irrecevable pour défaut de droit d'agir, dès lors que la CENI n'était pas habilitée à la saisir pour solliciter un avis sur l'application de son calendrier électoral réaménagé.
De même, la Cour ne pouvait se déclarer compétente pour connaître du deuxième chef de la demande, dès lors qu'aucune disposition de la Constitution, en dehors du cas prévu à l'article 76, alinéa 4, ne lui donne la compétence de connaître des demandes en matière des calendriers électoraux de la Commission électorale nationale indépendante (CENI).
Dans son arrêt R.Const.0089/2015, la Cour a justifié sa compétence pour connaître du deuxième chef de la demande de la CENI, à savoir la matière du calendrier électoral, en invoquant "[l'usage] de son pouvoir de régulation de la vie politique, du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics".
A cet égard, observons que cette formulation s'apparente à celle contenue dans l'article 69, alinéa 3, de la Constitution qui stipule que le Président de la République "assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions ainsi que la continuité de l'Etat". L'article 69, alinéas 2 et 3, de la Constitution de la République démocratique du Congo est une copie de l'article 5 de la Constitution de la République française du 4 octobre 1958. C'est le Chef de l'Etat français qui veille au respect de la Constitution et qui assume la fonction régulatrice et protectrice du jeu institutionnel. Le Conseil constitutionnel français, lui, veille au respect des libertés publiques.
Dès lors, à la lecture de l'article 69 de la Constitution, force est de constater que la compétence dont s'est prévalu la Cour constitutionnelle dans son arrêt R.Const.0089/2015, ne lui est nullement reconnue par la Constitution, laquelle au contraire accorde ladite compétence au Président de la République, de sorte qu'en affirmant détenir un "pouvoir de régulation du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics", la Cour constitutionnelle s'est arrogée des prérogatives et des compétences qu'elle n'a pas.
Plusieurs Cours constitutionnelles de l'Afrique francophone invoquent cette compétence "d'organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics". Cependant, toutes ces Cours tiennent cette compétence de leurs Constitutions ou des lois particulières.
Il en est par exemple de la Cour constitutionnelle de la République centrafricaine qui dans sa décision n° 004/CC.P. du 09 mars 1999 (3), s'estime compétente pour vérifier la régularité des élections du bureau de l'Assemblée nationale en se fondant sur la loi organique n° 95.006 du 15 août 1995 qui lui donne compétence pour assurer la régulation du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics. Dans sa décision n° 011/06/CC du 25 août 2006 (4), la même Cour constitutionnelle de la République centrafricaine a indiqué sa compétence en invoquant l'article 2, alinéa 3, de la loi n° 05.014 du 29 décembre 2005 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, lequel dispose que la Cour "est l'organe qui assure la régulation du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics, conformément aux dispositions de la Constitution et des lois particulières".
Dans son arrêt n° 06-173 du 15 Septembre 2006 (5), la Cour constitutionnelle du Mali a fait application de l'article 85 de la Constitution en ce qu'il lui confère la compétence de réguler le fonctionnement des Institutions et de l'activité des pouvoirs publics.
En définitive, la Cour constitutionnelle de la République démocratique du Congo ne peut invoquer cette compétence que lorsque celle-ci est expressément prévue par la Constitution et dans des lois particulières. La Cour ne peut donc invoquer cette prérogative ex nihilo pour contourner le respect et l'application stricte de la Constitution dont elle a la charge d'assurer la primauté effective, conformément aux articles 160 et 162 de la Constitution.
Il faut espérer que la Cour constitutionnelle aura compris l'erreur commise dans son arrêt R.Const.0089/2015 et que sa compétence découlant de son "son pouvoir de régulation de la vie politique, du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics" ne fera pas jurisprudence, car elle constitue une violation de la Constitution, notamment son article 69, alinéa 3, qui a expressément reconnu au Président de la République, la compétence d'assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions, ainsi que la continuité de l'Etat.
Enfin, nous observons que la CENI, dans sa requête, avait sollicité un "avis" de la Cour sur la poursuite du processus électoral. Or, il ne ressort d'aucune disposition de la Constitution, ni de la loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, que celle-ci a la compétence d'émettre un "avis" sur la constitutionnalité du texte soumis à son examen. En effet, aux termes de l'article 168 de la Constitution, la Cour rend des "arrêts" qui ne sont susceptibles d'aucun recours et sont immédiatement exécutoires, nonobstant les expressions parfois utilisées dans la Constitution, en l'occurrence "déclare" et "juge". En effet, dans le cas où elle prononce une déclaration, la Cour prend un "arrêt de déclaration" (articles 44 et 86 de la loi organique précitée du 15 octobre 2013). Dès lors, l'on peut s'interroger, en plus de développements qui précèdent, sur la compétence de la Cour pour connaître, dans son arrêt R.Const.0089/2015, le deuxième chef de la demande de la CENI et surtout, à formuler des avis et donner des injonctions à la CENI et au Gouvernement.
Il est probable que ces "ratés" dans l'arrêt R.Const.0089/2015 ont fait reculer le président de la CENI, M. Corneille Nangaa, qui a renoncé à saisir la Cour constitutionnelle dans le but de solliciter, pour cause de force majeure, une extension pour la convocation des élections présidentielle et législatives prévues en 2016.
Aujourd'hui, ce sont les députés de l'Assemblée nationale, membres des partis politiques soutenant le président Kabila, qui ont décidé de prendre la relève du président de la CENI, concomitamment et probablement en synergie avec les experts de la majorité présidentielle qui vont porter les prétentions de la majorité présidentielle au sein du dialogue national convoqué par le président Kabila, lequel est sous-tendu par le facilitateur de l'Union africaine, monsieur Edem Kodjo.
La Cour constitutionnelle dont six juges parmi les neuf membres qui la composent, sont totalement acquis au Président Kabila - trois ont été nommés sur la propre initiative de M. Kabila et trois ont été désignés par le Parlement, réuni en Congrès, contrôlé par la majorité présidentielle - va être appelée à se prononcer sur l'interprétation de l'article 70 de la Constitution, mais aussi sur les articles 103 et 105 de la Constitution. L'objectif poursuivis par les députés de la majorité présidentielle, est d'obtenir de la Cour de confirmer l'interprétation des partisans de M. Kabila qui postule le maintien de ce dernier au pouvoir au-delà du délai prévu pour la fin de son deuxième et dernier mandat constitutionnel. Mais, en même temps, au cas où la Cour n'accédait pas positivement à leur requête, la majorité présidentielle vise à écarter toute possibilité de voir s'appliquer les articles 75 et 76 de la Constitution, en empêchant l'exercice provisoire des fonctions présidentielles par le Président du Sénat au profit du Président de l'Assemblée Nationale ou de toute autre personne de leur obédience, laquelle pourrait tout autant sortir du dialogue national.
Il nous semble que la stratégie de la majorité présidentielle est déjà partagée entre les différents pouvoirs et institutions de l'Etat, et il est fort probable que l'interprétation en leur faveur de l'article 70 de la Constitution par la Cour constitutionnelle ne soit pas sérieusement envisagée.
En effet, il n'est pas besoin d'être un juriste chevronné pour saisir la signification de l'article 70, alinéa 2, de la Constitution, lequel précise qu'"à la fin de son mandat, le Président de la République reste en fonction jusqu'à l'installation effective du nouveau Président élu". En d'autres termes, à l'issue de la durée de son mandat, le Président de la République en exercice assume ses fonctions jusqu'à l'installation du nouveau Président qui aura été élu. L'installation effective de ce nouveau Président élu intervient, conformément à l'article 74 de la Constitution, dans les dix jours qui suivent la proclamation des résultats définitifs de l'élection présidentielle. Quant à l'élection de ce nouveau Président, conformément à l'article 73 de la Constitution, le scrutin devra avoir été convoqué par la CENI, quatre-vingt-dix jours avant la fin du mandat du Président en exercice.
Quid alors, si le scrutin pour l'élection du nouveau Président n'a pas été convoqué par la CENI dans le délai requis, conformément à l'article 73 de la Constitution ?
Le Président de la CENI, ayant saisi la pertinence de la question et son ampleur, avait souhaité trouver la solution auprès de la Cour constitutionnelle. Mais, ainsi que nous l'avons démontré supra, la Cour n'a pas compétence pour examiner des demandes des avis introduites par la CENI sur son calendrier électoral.
De même, les députés de la majorité présidentielle ne peuvent se prévaloir d'aucune base constitutionnelle ou légale pour solliciter de la Cour constitutionnelle l'extension ou la suppression du délai prévu à l'article 73 de la Constitution. En effet, contrairement à l'article 76 de la Constitution qui permet une extension du délai du scrutin pour l'élection du nouveau Président de la République en cas de vacance ou d'empêchement définitif du président en exercice, l'article 73 de la Constitution ne prévoit nullement le "cas de force majeure".
La Cour constitutionnelle ne peut pas non plus, ainsi que nous l'avons démontré dans les développements qui précèdent, "user de de son pouvoir de régulation de la vie politique, du fonctionnement des institutions et de l'activité des pouvoirs publics" pour reconnaître un "cas de force majeure" dans lequel se trouverait la CENI ou le Gouvernement, qui ne permettrait pas d'organiser le scrutin pour l'élection du Président de la République dans le délai requis.
En définitive, la seule et l'unique voie reste l'application stricte des articles 75 et 76 de la Constitution, lesquels règlent en l'occurrence la vacance de la présidence de la République, notamment "pour toute autre cause d'empêchement définitif".
L'article 75 de la Constitution est libellé comme suit : "En cas de vacance pour cause de décès, de démission ou pour toute autre cause d'empêchement définitif, les fonctions de Président de la République, à l'exception de celles mentionnées aux articles 78, 81 et 82 sont provisoirement exercées par le Président du Sénat".
Le Président Kabila n'étant pas décédé et n'ayant pas démissionné, l'hypothèse applicable à notre cas d'espèce se résume à savoir si M. Kabila pourrait se trouver dans une situation d'empêchement définitif à la date du 20 décembre 2016.
En droit constitutionnel, l'empêchement est une "impossibilité officiellement constatée pour un gouvernant d'exercer ses fonctions (6)". Cette impossibilité officiellement constatée entraîne la non-intervention de la volonté de la personne, l'absence de choix de sa part.
L'idée "d'impossibilité" est exprimée en droit positif congolais par l'article 84 de la loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, lequel dispose comme suit :
"La Cour déclare la vacance de la Présidence de la République.
La vacance résulte soit du décès ou de la démission du Président de la République, soit de toute autre cause d'empêchement définitif.
Il y a empêchement définitif lorsque le Président de la République se trouve dans l'impossibilité absolue d'exercer personnellement les fonctions qui lui sont dévolues par la Constitution et par les Lois de la République".
Le droit constitutionnel congolais ajoute, en effet, que l'impossibilité du Président de la République à exercer "personnellement" ses fonctions constitutionnelles et légales doit être "absolue", c'est-à-dire, une impossibilité dont l'existence ou la réalisation est indépendante de toute condition de temps, d'espace ou de connaissance. Elle n'est pas l'œuvre de la propre volonté du Président de la République, lequel se trouve devant une situation qui lui est imposée par un évènement ou une cause indépendante de sa volonté.
Force est de constater que l'article 70, alinéa 1er, de la Constitution, disposition intangible, doit être considéré, en l'espèce, comme la cause d'empêchement définitif qui ouvre la vacance de la présidence de la République en République démocratique du Congo. En effet, selon l'article 70, alinéa 1er, de la Constitution, le Président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. Or, M. Joseph Kabila avait été élu pour un second mandat le 28 novembre 2011 et investi officiellement Président de la République démocratique du Congo, le 20 décembre 2011. Dès lors, force est de constater que le dernier mandat de M. Kabila expire le lundi 19 décembre 2016, à 23 heures 59 minutes.
En conséquence, conformément à l'article 70, alinéa 1er, de la Constitution, M. Kabila se trouve à partir du 20 décembre 2016 à 24 heures 01 minute, dans l'impossibilité absolue d'exercer personnellement les fonctions qui lui sont dévolues par la Constitution et par les lois de la République. La vacance de la présidence de la République devra ainsi entraîner l'application de l'article 76 de la Constitution, lequel s'inscrit dans une logique de continuité des pouvoirs publics et non dans une logique de succession.
En saisissant la Cour constitutionnelle pour l'interprétation de l'article 105 de la Constitution, les députés de la majorité présidentielle semblent redouter l'application de l'article 76 précité. Ils espèrent voir la Cour déclarer le Sénat illégitime, ce qui en soi, ne peut empêcher la légalité dont jouit cette institution depuis 2011, même si elle doit être considérée comme une légalité de crise. Car, méconnaître toute légalité au Sénat revient à considérer comme entachés de nullité absolue tous les textes de lois qui ont été adoptés par cette chambre parlementaire depuis 2011, y compris la loi organique n° 13/026 du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour Constitutionnelle, laquelle organise notamment la procédure et les modes de saisine de la Cour Constitutionnelle ainsi que les effets de ses décisions. La Cour ne pourra scier la branche sur laquelle elle est assise.
Toutefois, la mise en œuvre de l'article 76 de la Constitution exige la participation directe du Gouvernement et de la Cour constitutionnelle. En effet, l'article 76, alinéas 1 et 3, de la Constitution semble présenter deux hypothèses : la première hypothèse est celle où la Cour constitutionnelle déclare "la vacance de la présidence de la République", tandis que la seconde est celle où la Cour "déclare l'empêchement définitif du Président de la République".
En l'espèce, si le scrutin prévu à l'article 73 de la Constitution n'est pas convoqué dans le délai requis, le Gouvernement aura à saisir la Cour constitutionnelle pour lui demander : 1) de constater que le second et dernier mandat présidentiel de monsieur Joseph KABILA KABANGE arrive à son terme le 19 décembre 2016 ; 2) de constater que, conformément aux articles 70 et 220 de la Constitution, monsieur Kabila se trouve à partir du 20 décembre 2016, dans l'impossibilité absolue d'exercer personnellement les fonctions qui lui sont dévolues par la Constitution et par les lois de la République et dès lors de déclarer son empêchement définitif ; 3) de déclarer la vacance de la présidence de la République ; 4) de prendre toutes les dispositions nécessaires en vue de veiller au respect scrupuleux des dispositions de l'article 76, alinéa 2, 3 et 4, de la Constitution.
Cependant, il est probable, voire certain que le Gouvernement ne se soumettra pas à cette procédure constitutionnelle. En effet, totalement inféodé au régime du président Kabila, il s'abstiendra de saisir la Cour constitutionnelle, d'autant plus qu'aucune disposition constitutionnelle ou légale ne l'y oblige. Il en serait bien sûr autrement si le Président Kabila venait à décéder ou à démissionner volontairement. Mais, le mode d'exercice du pouvoir par la majorité présidentielle pousse à conclure que jamais le Gouvernement ne soumettra une requête à la Cour constitutionnelle pour faire déclarer l'empêchement définitif du Président Kabila.
A notre avis, l'article 76, alinéa 3, de la Constitution apporte une solution à l'inaction du Gouvernement. Cette disposition est libellée comme suit : "En cas de vacance ou lorsque l'empêchement est déclaré définitif par la Cour constitutionnelle, l'élection du nouveau Président de la République a lieu sur convocation de la Commission électorale nationale indépendante, soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après l'ouverture de la vacance ou de la déclaration du caractère définitif de l'empêchement".
Cette disposition se justifie notamment dans le cas où le Gouvernement s'abstient de saisir la Cour constitutionnelle pour faire déclarer la vacance de la présidence de la République, à la suite de l'empêchement définitif de M. Joseph Kabila, celui-ci décidant de se maintenir au pouvoir au-delà de son dernier mandat, en l'espèce après le 19 décembre 2016.
Il nous semble que le Constituant a pu prévoir cette éventualité en édictant les deux hypothèses précitées, ce qui se traduit par les expressions "en cas de vacance ou lorsque l'empêchement est déclaré définitif" et "après l'ouverture de la vacance ou de la déclaration du caractère définitif de l'empêchement". La conjonction "ou" contenue dans les deux phrases n'indique nullement une expression alternative de la même chose, mais plutôt une disjonction exclusive qui signifie qu'un seul dans la liste est envisageable à la fois. Il en résulte que "la déclaration d'ouverture de la vacance" et "la déclaration du caractère définitif de l'empêchement", prises par la Cour constitutionnelle, peuvent intervenir pour des demandes distinctes, pour des périodes et des situations différentes.
Il ne peut dès lors être contesté que la saisine de la Cour, s'agissant d'une demande en déclaration du caractère définitif de l'empêchement, peut être faite par une autre autorité que celle qui est prévue à l'article 76, alinéa 1er, de la Constitution, en l'occurrence le Gouvernement.
Nous considérons que dans l'éventualité où le président Kabila aura décidé de se maintenir au pouvoir au-delà du 19 décembre 2016, rien ne pourra empêcher l'une des autorités citées à l'article 161 de la Constitution, en l'espèce et notamment le Président du Sénat et/ou un dixième des membres de chacune des Chambres parlementaires, de saisir la Cour constitutionnelle en interprétation des articles 75 et 76 de la Constitution, en demandant à la Cour de se prononcer sur lesdites dispositions concernant le caractère définitif de l'empêchement du président Kabila.
A cet égard, la recommandation du professeur André Mbata faite aux députés et sénateurs de l'opposition des Chambres parlementaires pour introduire auprès de la Cour constitutionnelle des requêtes en interprétation de l'article 73 de la Constitution, nous paraît d'une importance prééminente, car la Cour sera forcément amenée "à déterminer d'ores et déjà la date exacte de la convocation du scrutin pour l'élection présidentielle" (7). En effet, dès lors que, conformément à l'article 168 de la Constitution, les arrêts de la Cour ne sont susceptibles d'aucun recours et sont immédiatement exécutoires, la Cour constitutionnelle qui aura été saisie après le 19 décembre 2016 pour l'interprétation des articles 75 et 76 de la Constitution, serait soumise à son propre arrêt ayant acquis la force de la chose jugée et serait forcément amenée à déclarer le caractère définitif de l'empêchement de monsieur Joseph Kabila.
Malheureusement, la démonstration juridique ne suffit pas à garantir que la Cour constitutionnelle sera prête à suivre les schémas que nous avons décrits dans cette analyse. Dans une tribune sur la requête en interprétation de l'article 70 de la Constitution que les députés de la majorité présidentielle ont décidé de soumettre à la Cour, M. Olivier KAMITATU, Vice-Président du G7 et Président de l'ARC, fin connaisseur de la politique congolaise a écrit ce qui suit : "Après son arrêt qui a abouti à l'installation des commissaires spéciaux de courte durée et de triste mémoire qui n'ont servi qu'à gagner du temps pour l'organisation d'un simulacre d'élections, la Cour Constitutionnelle a une nouvelle occasion de "briller" en offrant à la République un Super Commissaire Spécial pour la grande Province du Congo !" (8)
Par ailleurs, dans une interview diffusée le 8 avril 2016 par la RFI, M. Tom Perriello, l'envoyé spécial des Etats-Unis pour les Grands Lacs, a déclaré ce qui suit : "Constitutionnellement, son mandat [du président Kabila] se termine le 19 décembre. S'il n'y a pas d'élections ou une façon de sortir de la situation actuelle, d'ici là, il s'agira d'une très grave crise constitutionnelle. Nous savons, par suite de ce qui s'est passé au Burundi, notamment, que cela peut mener à une grande instabilité. Nous sommes portés à croire que nous sommes face, à plusieurs égards, à une crise montée de toutes pièces parce que le pays s'est attelé à la tâche, depuis deux ans, de jeter les bases de la démocratie ; il s'est doté d'une constitution. Alors rien n'empêche la RDC de tenir ce qui pourrait être une transition pacifique et historique. Le principal obstacle est le gouvernement, qui se refuse à faire le nécessaire pour aller en ce sens. Tout porte à croire que ce "glissement" n'est pas fortuit, mais un choix délibéré, une stratégie à très haut risque, dans un pays qui a pourtant déjà beaucoup fait pour passer - grâce aux efforts du président Kabila - de la guerre civile, la plus sanglante de l'ère moderne, à la stabilité. Mais tout cela pourrait mis en péril, mis en péril pour des raisons tout à fait artificielles".(9)
Dans ces conditions, comment ne pas craindre la Cour constitutionnelle, d'autant plus que les six juges parmi les neuf qui la composent, sont totalement acquis au Président Kabila.
Heureusement, l'article 64 de la Constitution vient à la rescousse des libertés publiques, sans que la Cour constitutionnelle ne soit appelée à les garantir. En effet, cette disposition est libellée comme suit : "Tout Congolais a le devoir de faire échec à tout individu ou groupe d'individus qui prend le pouvoir par la force ou qui l'exerce en violation des dispositions de la présente Constitution. Toute tentative de renversement du régime constitutionnel constitue une infraction imprescriptible contre la nation et l'Etat. Elle est punie conformément à la loi."
Il ne fait l'ombre d'aucun doute que le régime en place multiplie divers stratagèmes pour retarder au-delà du délai constitutionnel le scrutin pour l'élection du Président de la République prévu en 2016, dans le but de proroger le mandat actuel du président Joseph KABILA au-delà du 19 décembre 2016. Il ne peut dès lors être contesté que les "raisons artificielles" et la "crise montée de toutes pièces" par le Gouvernement congolais, ainsi qu'il a été constaté à juste titre par M. Tom Perriello, sont des éléments qui peuvent être considérés comme étant "une tentative de renversement du régime constitutionnel". Par ailleurs, de l'aveu de la CENI, il est certain que l'élection de M. Kabila ne pourra être organisée avant le 19 décembre 2016, de sorte que son maintien au pouvoir au-delà du prescrit constitutionnel semble acquis.
Or, l'article 64 de la Constitution reconnaît à tout congolais "le devoir de faire échec à tout individu ou groupe d'individus qui prend le pouvoir par la force ou qui l'exerce en violation des dispositions de la présente Constitution". Il convient de rappeler que le "devoir" imposé à tout Congolais par la Constitution est celui que Emmanuel Kant (10) définit comme étant "la nécessité d'accomplir une action par respect pour la Loi", laquelle est "un objet de respect et par conséquent […] un commandement", de sorte que toute "action accomplie par devoir exclut complètement l'influence de l'inclination et avec elle tout objet de la volonté".
En conséquence, dès lors que le devoir de tout Congolais est d'obéir à la Constitution en faisant échec à tout individu qui prend le pouvoir par la force ou qui l'exerce en violation de la Constitution, et dans la mesure où il n'est pas besoin, pour obéir à la Constitution, de la volonté d'un être raisonnable, les actions menées par le peuple congolais en "exécution" de l'article 64, alinéa 1er, de la Constitution, ne peuvent en aucun cas être poursuivies par la justice pénale, ni par la justice civile. Au contraire, la Constitution punit l'individu ou le groupe d'individus à la base des actions menées par le peuple, dès lors que cet individu ou groupe d'individus est présumé avoir commis des actes attentatoires au renversement du régime constitutionnel ou qu'il a renversé ledit régime.
Il appartient donc au Président Kabila, à son Gouvernement, à la CENI et à la Cour constitutionnelle, de respecter l'esprit et la lettre de la Constitution de la République démocratique du Congo, votée à 84% par le Peuple congolais lors du référendum organisé les 18 et 19 décembre 2005 et promulguée le 18 février 2006.
La Résolution 2277 (2016), adoptée par le Conseil de sécurité le 30 mars 2016 a demandé à toutes les parties prenantes d'engager un dialogue politique ouvert et sans exclusive sur la tenue de l'élection présidentielle, conformément à la Constitution. Le 6 avril 2016, la Présidente de la Commission l'Union africaine a rendu public la nomination de M. Edem Kodjo comme facilitateur pour le dialogue national en République Démocratique du Congo, précisant que cette nomination "vise à aider à la convocation d'un dialogue global en vue de régler les problèmes liés aux prochaines élections" en RDC.
Nous sommes d'avis que ce dialogue participe à la stratégie de M. Kabila de se maintenir au pouvoir au-delà du mandat constitutionnel et si ce n'est pas le cas, nous adhérons aux déclarations de M. Vital KAMERHE, ancien président de l'Assemblée nationale et président de l'UNC, qui a redit sur les ondes de Radio Okapi, le 11 avril 2016, son opposition au Dialogue politique, mais a promis d'en endosser ses résolutions si elles respectent la Constitution et les délais y prescrits en cas d'élection présidentielle.
(1)http://www.radiookapi.net/2016/04/14/actualite/politique/rdc-des-deputes-de-la-mp-comptent-saisir-la-cour-constitutionnelle, consulté le 15/04/2016
(2)Idem
(3)http://www.codices.coe.int/NXT/gateway.dll?f=templates&fn=default.htm, consulté le 19.03.2016
(4)http://www.codices.coe.int/NXT/gateway.dll?f=templates&fn=default.htm, consulté le 19.03.2016
(5)http://www.codices.coe.int/NXT/gateway.dll?f=templates&fn=default.htm, consulté le 19.03.2016
(6)Lexique des termes juridiques, Serge Guinchard et Thierry Debard, DALLOZ, 23ème édition, 2015-2016, p.428
(7)http://7sur7.cd/new/recours-en-interpretation-de-larticle-73-prof-andre-mbata-manguadministre-une-gifle-fatale-a-la-kabilie-et-a-la-majorite-presidentielle/, consulté le 17 avril 2016
(8)http://www.politico.cd/actualite/la-une/2016/04/14/olivier-kamitatu-mp-kabila-succeder-a-kabila.html, consulté le14 avril 2016
(9)http://www.rfi.fr/emission/20160408-rdc-tom-perriello-monusco-protection-civils-kabila, consulté le 11 avril 2016
(10)Emmanuel Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs, Première section, Traduction de Victor Delbos (1862-1916) à partir du texte allemand édité en 1792, p. 17